Voici l'histoire de la famille Rosart originaire de Lezey et qui a vécu 25 ans dans ce coin reculé de la Lorraine profonde.
L’embauche d’Eugène
Rosart
comme régisseur du
Domaine de Ketzing,
une histoire peu
ordinaire
Le
domaine de Ketzing à Gondrexange est la propriété du vicomte François de Curel,
par ailleurs auteur dramatique et académicien. Il réside tantôt à Paris, tantôt
à Coin-sur-Seille, une commune de Moselle à mi-chemin entre Metz et
Pont-à-Mousson et berceau de sa famille. Il y est d’ailleurs enterré dans
l’église paroissiale. Il séjourne aussi fréquemment à Ketzing pour « La
chasse, ma grande passion » (titre de son livre le plus connu).
À
son décès, le 26 avril 1928, la propriété revient à sa fille naturelle, Françoise-Marthe,
puisqu’il n’a pas d’autres enfants.
Mademoiselle
Françoise-Marthe de Curel, célibataire et sans enfants elle-même, se trouve
bien démunie pour administrer ce domaine. Elle habite Paris et ne se voit pas
faire régulièrement le voyage aller-retour entre Paris et Ketzing pour régler
les nombreux problèmes qui se présentent.
Le domaine de
Ketzing c’est 1800 Ha de forêts avec des étangs, une ferme, un château avec ses
dépendances, 3 maisons pour les gardes forestiers et la maison du régisseur.
L’un
de ces problèmes, et non des moindres, est l’absence d’un responsable sur place
en qui elle aurait confiance pour la tenir au courant des faits et gestes des
personnels qui sont à son service, garde-chasses, bûcherons, fermiers et autres
ouvriers.
Le
problème est d’autant plus épineux qu’elle reçoit des lettres anonymes
dénonçant des malversations qui auraient lieu à son détriment. On peut noter
essentiellement des ventes pour des comptes personnels, de poissons, de gibier,
de bois de chauffage, quand ce ne sont pas des insultes …
Ci-dessus, l’une de ces lettres, exemple édifiant où tout le monde en prend pour son grade.
Dommage qu’elle ne soit pas datée, on pourrait savoir qui est ce régisseur intempérant.
Le
problème se complique encore par l’attitude de Monsieur Rèbre, fidèle
garde-chasse très expérimenté de François de Curel son père, qui fait savoir à
qui veut l’entendre, « que tant qu’il serait à Ketzing, aucun régisseur ne
pourra y rester ».
Mademoiselle
de Curel finit par faire appel aux bonnes volontés de son entourage familial et
parmi les relations lorraines de François, pour dénicher « l’oiseau rare ».
On
notera que parmi celles qui se manifestent, toutes ne sont pas désintéressées,
notamment certains membres de sa famille. En effet et pour finir, elle sera
internée « psychiatrique » dans une clinique privée en Suisse, à
Rives-de-Prangin, sur les bords du lac Léman. Un excellent moyen pour lui éviter
d’avoir une descendance.
C’est
ainsi qu’un certain J. de Moustier, de la famille de Mademoiselle, intervient
pour mettre en place un régisseur. Sa lettre du 28 juillet 1929 précise les
conditions d’embauche et les personnes à rencontrer pour la prise de fonction
en septembre :
-
Monsieur P. Jager à Metz, dorénavant « commissaire aux comptes » de
Mademoiselle.
- Monsieur
Mombert, marchand de bois à Abreschviller et vraisemblablement faisant
provisoirement fonction de régisseur jusqu’au 31 août 1929.
Sa
rémunération s’élèvera à 15000 Fr / an, plus 10% sur les ventes de poissons,
gibier, bois, et plus tard le fermage.
Ce
document ne précise pas à qui il est destiné, mais vraisemblablement à Monsieur
Houpert qui vient du domaine de Marimont. Il deviendra le régisseur du domaine
de Ketzing pour deux ans. On peut y relever que Mademoiselle souhaite vivement
que le candidat soit marié. Étrange exigence pour l’embauche d’un employé.
Serait-ce une condition édictée par les « membres de la famille particulièrement
intéressés par le fait qu’elle n’ait pas de descendance » ?
On
peut relever dans une autre lettre que Mademoiselle est une fervente catholique
et une généreuse donatrice à la paroisse de CUREL, commune proche de Saint-Dizier
d’où seraient originaires les ancêtres de la famille de Curel. Une lettre de
remerciements du curé en témoigne.
Le
1er décembre 1931, un nouveau régisseur est embauché sans qu’ait été
précisé le montant de sa rémunération. Il s’agit d’Alexandre Chrétien, ancien préposé
des Eaux et Forets en retraite.
En
mars 1932, Mademoiselle lui écrit pour annoncer qu’elle l’autorise à embaucher
du personnel mais qu’elle souhaite obtenir des renseignements sur les candidats
retenus.
Dans
cette lettre elle fixe ses émoluments. Ils s’élèveront à 2000 Fr/mois plus 3%
sur les ventes. Il avait donc commencé à travailler sans contrat.
Elle
profite de l’occasion pour lui demander de faire procéder au raccordement
téléphonique sur Gondrexange, la ligne existante avec Réchicourt-le-Château ne
donnant pas satisfaction. De plus on sait à Ketzing que le central téléphonique
est tenu par la belle-sœur de Monsieur Mombert, marchand de bois cité plus haut,
d’où un risque d’écoutes clandestines des communications avec le domaine et
donc une confidentialité compromise, « ce qui s’est déjà produit ».
Ce serait particulièrement dommageable aux transactions en cours.
Elle
précise aussi, et en post-scriptum seulement, qu’elle tient à voir sa
comptabilité qui devra lui être présentée dorénavant tous les trimestres.
Ce
régisseur quittera son poste en mai 1933 après un échange de lettres faisant
état de questions posées auxquelles Mademoiselle ne répond pas.
On
apprend alors en consultant différents courriers d’avril 1933 émanant de MM. Maire
et Perdrizet « arbitres » à Paris, Me Videcoq notaire à Paris, Jager
à Metz, Mélard à Puttigny et J. de Moustier « chargé de Mademoiselle de
Curel », que Mademoiselle avait décidé de vendre le domaine et avait demandé
à M. Jager, liquidateur à Metz, de faire le nécessaire.
Un
acte de vente aurait même été signé avec un certain Thouveny, marchand de bois
qui exploitait à cette époque les forets du domaine. La somme de 150.000 Fr.
d’honoraires aurait été versée à M. Jager. Mais M. J. de Moustier aurait réussi
à dissuader Mademoiselle de vendre et serait intervenu pour mettre fin à la procédure,
qualifiant M. Jager de « triste individu et infâme menteur ».
En
effet, la signature de Mademoiselle aurait été « enlevée par surprise
lors d’un déplacement de MM. Jager et Thouveny à son domicile à Paris ».
L’annulation
de l’acte de vente du domaine pour la somme de 2.000.000 de Fr. pas encore
versée, a nécessité des prouesses notariales et des dépenses imprévues, mais
qualifiées de « limitées aux frais d’actes notariaux d’environ 400.000 Fr. ».
La
procédure suivante était prévue dans une lettre du 12 mai 1932 datée de
Nancy :
« MM.
De Moustier et de Mérode achèteraient suivant le contrat existant, et par
priorité, le domaine pour la somme de 2.000.000 Fr. Ils paieraient donc les
frais de leur acte d’achat ».
« Mais
avant il faudrait que Mademoiselle demande à ses cousins de prendre l’engagement
vis-à-vis d’elle, de lui revendre le domaine pour le même prix, plus les frais
qu’ils auront déboursés ».
Les
400.000 Fr représentent donc les frais de deux ventes, « Moustier-Mérode-Bernheim »
et « Moustier-Mérode-Melle de Curel ». « Et si Berheim demandait
une commission pour se retirer, elle ne saurait dépasser 300.000 Fr ». « Melle
ne paierait donc en tout que 700.000 Fr pour rentrer en possession de son
domaine ».
La
lettre se termine ainsi :
« Quant
à Thouveny, restant seul en face de Melle de Curel, nous préparons les armes. Melle
ne doit pas lui réclamer le paiement des 2.000.000 Fr maintenant ».
Voici
le document :
Le
régisseur Alexandre Chrétien qui a démissionné en mai 1933 est remplacé à
partir de cette date par un certain Buffet qui se démène de toutes ses forces,
comme son prédécesseur, pour obtenir de Mademoiselle les informations, les
décisions et les moyens nécessaires à la gestion du domaine.
Dans
sa longue lettre du 20 février 1935, il réclame avec insistance la « Lettre
de caution du Crédit Algérien » réclamée par des administrations et
tribunaux.
Voici
cette lettre pathétique de Monsieur Buffet. Elle donne une assez bonne idée des
conditions dans lesquelles les régisseurs doivent travailler et les nombreux problèmes
non résolus faute de décisions, qu’ils doivent gérer.
M.
Buffet s’y dit « condamné à mort » et se demande si son successeur « verra
comme moi ». Le successeur en question sera Eugène Rosart comme on va le voir
ci-après.
En
effet le 22 janvier 1934 M. Mélard, qui a donc servi d’intermédiaire, informait
Mademoiselle qu’il est allé reprendre chez M. Allix « le dossier que vous
m’aviez demandé de lui transmettre » et il ajoute « le papier que vous
désirez ne s’y trouve pas ». On ne sait pas de quel papier il s’agit. Ce
pourrait être cette fameuse « lettre de caution du Crédit Algérien » que
réclame Buffet dans sa lettre.
Rappelons
que ce Monsieur Allix n’est autre qu’un des fils du « grand-père Allix »
dans notre arbre familial.
Une
lettre manuscrite de Mademoiselle semble confirmer qu’elle confiait la gestion
du domaine à Léon Allix dès le 15 avril, avant même la signature d’une convention
de régisseur dont le projet en cours de rédaction ne prévoit l’entrée en
fonction que le 1er juin 1934 alors que Monsieur Buffet est encore
en fonction. Cette situation sur siège éjectable explique peut-être l’expression
« condamné à mort » utilisée par Monsieur Buffet à la fin de sa
lettre si pathétique.
Voici
celle de Melle confiant la gestion à Léon Allix à partir du 15 avril 1934 :
C’est
le nœud du problème des régisseurs de Ketzing. Le poste est éminemment difficile
à tenir avec la présence active de Monsieur Rèbre bien implanté sur le terrain.
Les titulaires du poste, pour s’imposer, auraient dû pouvoir s’appuyer sur un
ordre de mission en bonne et due forme. Or Mademoiselle hésite à s’engager par
écrit avant d’avoir vu les candidats à l’œuvre sur place. Elle les veut « à
l’essai » avant de conclure. D’où la « valse » des prétendants et une gestion
qui part à vau-l’eau. D’où aussi, comme on va le voir plus loin, l’exigence
d’un contrat signé exprimée par Monsieur Léon Allix sur les conseils de
Monsieur Mélard lui-même. Cette exigence bien naturelle entraînera la rupture des
relations sur « ce dossier Allix régisseur de Ketzing ». Voici le projet qui
prévoit une entrée en fonction le 1er juin seulement, mais qui n’a
pas été signé :
Vient
alors une longue lettre de Henri Allix, père de Léon, datée du 02 novembre 1934
et adressée à Mademoiselle, dans laquelle on découvre que Mademoiselle est
toujours à la recherche d’un régisseur et qu’en attendant on lui propose de
confier à Monsieur Allix père, comptable de la saline de Dieuze en retraite,
certaines démarches importantes comme des encaissements.
On
apprend ainsi que la candidature de Léon Allix, fils de l’Henri, avait été présentée
par Monsieur Mélard, « homme de confiance de Mademoiselle ».
On
notera enfin que les Mélard sont de gros cultivateurs à Puttigny en Moselle et aussi
maires de pères en fils de cette commune. Puttigny est à 50 km de
Coin-sur-Seille, exactement à mi-chemin sur la route de Ketzing situé 45 km
plus loin. On peut donc imaginer que Mademoiselle s’est adressée à lui parce
qu’il est un ami de François de Curel qui faisait étape chez les Mélard lors de
ses déplacements de Coin-sur Seille à Ketzing.
Cette
lettre nous confirme bien que la candidature de Léon Allix n’a pas été retenue à
cause du contrat de travail qu’il voulait pouvoir signer avant d’entrer en
fonction, ce qui, d’ailleurs, lui avait été fortement conseillé par monsieur
Mélard lui-même.
Rien
d’étonnant à cela si l’on se rappelle que Monsieur Rèbre, qui semble faire la
pluie et le beau temps à Ketzing, ne veut pas d’un régisseur et que Léon est au
courant des « difficultés actuelles » qui attendent les candidats.
Le
« grand-père Allix, l’Henry » qui a de la suite dans les idées,
propose alors à la place de son fils Léon, son petit-fils par alliance, Eugène
Rosart, mari de la Léone, sa petite-fille. Cette nouvelle candidature conviendrait
bien, puisque l’Eugène a fait une école d’agriculture (?) et « n’exigerait
pas de signer son contrat de travail avant l’entrée en fonction », ce
que souhaitait justement Mademoiselle. L’Eugène « est marié », c’est
justement ce qu’elle souhaite aussi des candidats, et en plus l’Henri,
comptable à la retraite de son état, se propose de l’aider pour la comptabilité
du domaine.
S’il parvient à obtenir que Rèbre rentre dans le
rang,
L’Eugène Rosart aura été le candidat idéal pour la
fonction.
Voici
le contrat qui sera signé et exécuté par la suite :
L’argumentation et la ténacité du « grand-père
Allix » ont porté leurs fruits.
Le 01 mars 1935, l’Eugène prend ses fonctions
à Ketzing et parvient à s’imposer dans le poste malgré la détermination de Monsieur
Rèbre, paix à son âme.
La suite de cette histoire :
L’Eugène Rosart est resté à la tête du domaine jusqu’à sa retraite en 1960, c’est-à-dire pendant 25 ans, un record. Il le régissait et
allait à Paris en rendre compte à Melle de Curel, jusqu’à ce qu’un administrateur
parisien soit désigné lorsqu’elle a été mise sous tutelle à la demande de sa
famille. Il a mis le domaine en ordre et l’a remis en bon état à son successeur.
Les pisse-vinaigres qui ont osé émettre des critiques sur les résultats obtenus
ignoraient tout de cette histoire et n’avaient pas les données élémentaires
pour apprécier les progrès réalisés. Qu’on leur pardonne leurs billevesées
publiées dans le journal « Le Lorrain » à l’occasion de la cérémonie
de prise de fonction du successeur. Elles sont destinées aux poubelles de l’histoire
lorraine.
Quant aux
différents administrateurs
depuis Paris, ils venaient deux fois par an à Ketzing pour s’assurer de la
bonne gestion du domaine. Ils administraient tous les biens de Mademoiselle, c’est-à-dire
l’ensemble de son patrimoine, Ketzing et le reste, tandis qu’elle était placée
en résidence dans une clinique psychiatrique privée sur les bords du lac Léman
en Suisse, à Rives-de-Prangin. Elle y est demeurée jusqu’à la fin de ses jours.
Trois administrateurs ont officié. Monsieur Gervais
le premier, et Monsieur Cheminais le dernier, étaient de grands professionnels,
très expérimentés. Ils faisaient donc confiance au régisseur en place et ont tous
les deux été appréciés pour leur grande classe. Un seul s’est fait remarquer
pour sa goujaterie, Monsieur Francis Decaux l’intermédiaire, le père d’Alain Decaux
historien bien connu de la télé. Empressons-nous de l’oublier, il est décédé
depuis longtemps et doit être allé au diable comme on le lui souhaitait dans notre
famille.
Le domaine de Ketzing bien géré est donc
resté propriété de la « grande famille », mais à quel prix !
Pour mémoire :
Henry Allix dit « le grand-père Allix »,
aîné d’une fratrie de 10 enfants de Léopold Allix, le géomètre. Il a reconnu comme
sa fille et élevé sa demi-sœur, la petite dernière, Lucie-Anna Allemann-Allix.
Il a fait nommer le mari de celle-ci, donc son gendre
l’Ernest Thomas, comme directeur de la saline de Salées-Eaux à Ley-Lezey.
Il a fait embaucher par Mademoiselle de Curel comme
régisseur du domaine de Ketzing à Gondrexange, son petit-fils l’Eugène Rosart mari
de sa petite-fille Léone Thomas.
L’Henry Allix, un homme généreux, déterminé et
efficace dans la vie.
Chapeau bas, le grand bonhomme !
Vendenheim, le 21/01/2020,
jour anniversaire de la décollation de Louis XVI
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